Protéger les tourbières du Congo pour l’attenuation et l’adaptation climatique

Note d’information réalisée par les scientifiques de l’équipe internationale du projet CongoPeat

Simon L. Lewisa,b, Corneille Ewangoc , Bart Crezeea, Ifo Suspense Avertid et le consortium CongoPeate

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L’IMPORTANCE MONDIALE DES TOURBIÈRES

  • En 2017 nous avons révélé que la plus vaste tourbière tropicale au monde se trouve dans le bassin central du Congo1.
  • Notre dernière carte publiée cette année montre que la tourbière s’étend sur 16,8 millions d’hectares, dont 11,3 millions d’hectares en République démocratique du Congo (RDC) et 5,5 millions d’hectares en République du Congo (Rép. du Congo)2. La superficie totale est 15 % supérieure à celle de notre carte de 2017.
  • La quantité de carbone stocké dans la tourbe est égale à celle de tous les arbres à travers la totalité du territoire de la Rép. du Congo et de la RDC, quoique la tourbière ne couvre que 6 % de la surface des deux pays. 
  • Les forêts marécageuses sur tourbe sont parmi les paysages forestiers les plus riches en faune du monde où vivent des populations majeures d’éléphants de forêt, de gorilles des plaines, de bonobos, de chimpanzés, de Cercopithèques noir et vert et de crocodiles nains.
  • Aujourd’hui, les tourbières sont en grande partie intactes et les populations locales les utilisent de manière durable. Pourtant, le stock de carbone dans la tourbe est sous la menace directe de l’exploration et de l’exploitation pétrolière, des concessions forestières et de l’agriculture industrielle.
  • De nouvelles analyses publiées dans la revue Nature montrent que le changement climatique fait peser des risques supplémentaires. Il se peut que de futures sécheresses bouleversent l’état actuel de l’écosystème, et cet important stockeur de carbone se verrait transformé en un immense émetteur, accélérant ainsi le changement climatique. 
Le vert indique la localisation de la plus grande tourbière tropicale au monde dans le bassin central du Congo.
  • Si les tourbières du bassin central du Congo devenaient un immense émetteur de carbone à l’atmosphère, que ce soit par le drainage ou par les impacts du changement climatique, les engagements internationaux visant à limiter le réchauffement global à 1,5 °C seraient mis en péril.

LES IMPACTS DU CHANGEMENT CLIMATIQUE

  • De nouvelles analyses publiées dans la revue Nature montrent la vulnérabilité à la sécheresse des tourbières du centre du Congo3.
  • L’échantillonnage des carottes de tourbe provenant de la région met en évidence une période de l’ordre de 5 000 ans au cours de laquelle il n’y avait quasiment pas d’accumulation de tourbe, moins de 0,1 mm par an (voir Figure ci-dessous).
  • Les analyses des restes végétaux préservés dans la tourbe – les cires foliaires et les grains de pollen – montrent que les tourbières ont connu un assèchement du climat qui a débuté il y a 5 000 ans, en devenant progressivement plus sec jusqu’à il y a environ 2 000 ans, avec un recul des espèces végétales qui relèvent de la forêt marécageuse.
  • Cette sécheresse a abaissé la nappe phréatique, entraînant la décomposition de la tourbe, avec des pertes de tourbe évaluées entre 2 et 4 mètres d’une séquence tourbeuse qui est aujourd’hui épaisse de 6 mètres. « L’intervalle fantôme » qui en a résulté se caractérise par une très faible accumulation de tourbe par rapport à la période précédente et ultérieure (voir Figure ci-dessous).
  • La tourbière est passée du statut de puits de carbone à celui de source de carbone à mesure que la tourbe s’est décomposée. Cette décomposition s’est poursuivie jusqu’à la fin de la sécheresse il y a environ 2 000 ans, et ce n’est qu’à ce moment-là que l’accumulation de la tourbe a redémarré.
  • L’étude est un avertissement du passé : si les tourbières s’assèchent au-delà d’un certain seuil, elles libéreront du carbone à l’atmosphère, accélérant par la suite le changement climatique futur.
  • Quant au climat actuel, certains enregistrements indiquent que les saisons sèches s’allongent dans le bassin du Congo. Les derniers modèles climatiques, quoique incertains, suggèrent une probabilité croissante de conditions de sécheresse extrême dans cette région4. Cela met en valeur la nécessité d’éviter toute autre perturbation qui entraîne l’assèchement des tourbières telle que le drainage.
  • Notre étude témoigne que des conditions plus sèches ont existé dans le passé et elles ont poussé les tourbières au-delà d’un point de bascule, les transformant en une source de carbone en direction de l’atmosphère. Ce phénomène pourrait se reproduire à l’avenir si les épisodes de sécheresse augmentent.
  • Les tourbières du centre du Congo stockent 29 milliards de tonnes de carbone. Si un relargage de ce carbone se produit, même lentement, il sera plus difficile d’atteindre l’Accord de Paris.
  • Plus vite les émissions anthropiques de carbone seront réduites à la neutralité carbone, plus faible sera la probabilité que les tourbières du Congo franchissent un point de bascule provoqué par la sécheresse.
Âge et épaisseur d’une carotte extraite de la tourbière du centre du Congo. L’accumulation de tourbe était presque nulle il y a entre 7 000 et 2 000 ans, nommé un « Intervalle fantôme », à la différence de l’accumulation rapide avant et après cette période. Les conditions plus sèches ont conduit à la décomposition de la tourbe, y compris la perte de la tourbe datant d’avant le début de la sécheresse (d’après Garcin et al. 2022, Nature).

LES IMPACTS DIRECTS SUR LES TOURBIÈRES : L’EXPLORATION PÉTROLIÈRE ET L’EXPLOITATION FORESTIÈRE

  • Quoique les tourbières soient en grande partie intactes et gérées de manière durable par les populations locales à l’heure actuelle, la superposition de notre carte des tourbières sur des zones de concessions forestières et d’agriculture industrielle montre que l’huile de palme (remplissage rouge) menace les tourbières de la Rép. du Congo et les concessions d’exploitation forestière (contour rouge) menacent les tourbières de la RDC.
  • Sur notre carte des tourbières sont tracés les 27 blocs pétroliers proposés pour la vente aux enchères en RDC, montrant qu’un million d’hectares de tourbières se situent à l’intérieur de trois blocs pétroliers. L’exploration pétrolière ouvre de nouvelles routes d’accès aux forêts et aux tourbières, ce qui amène habituellement à la dégradation de l’écosystème et à la déforestation dues à la chasse, à l’exploitation forestière et à l’expansion de l’agriculture, que des gisements pétroliers soient trouvés ou non5.
  • 1,6 milliards de tonnes de carbone sont stockées dans la tourbe à l’intérieur des trois blocs pétroliers. Si le carbone des tourbières était relargué dans l’atmosphère, le pétrole issu de ces tourbières serait parmi les gisements les plus gourmands en carbone jamais exploités6.
Les forêts marécageuses de tourbière et les blocs d’exploration pétrolière en RDC. Les blocs 4, 4B et 22 contiennent de la tourbe6.

LES TOURBIÈRES SONT EXTRÊMEMENT SENSIBLES AUX CHANGEMENTS ENVIRONNEMENTAUX

  • Nos recherches ont montré qu’il y a 5 000 à 2 000 ans, d’importantes quantités de tourbe se sont décomposées, à une époque où le climat s’est asséché au-delà d’un seuil. Il est probable que d’autres types de changement auront un impact sur les tourbières.
  • Les photos ci-contre montrent la construction d’une route d’accès à un campement d’exploitation forestière, qui a modifié le drainage de la tourbière et tué tous les arbres, le tout en moins de deux décennies.
  • Plus grave encore serait le drainage planifié à des fins agricoles. Ce phénomène s’est généralisé dans les tourbières tropicales d’Asie du Sud-Est, entraînant des incendies incontrôlables pendant les années de sécheresse, ainsi que la décomposition de la tourbe, et l’émission d’une quantité de carbone suffisante pour être détectée dans les niveaux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Il est impératif d’éviter cette situation dans le centre du Congo.
Photo prise en 1989, le vert clair correspond à la forêt marécageuse inondée, que nous qualifions de forêt marécageuse de tourbière ; le vert foncé correspond à la forêt humide ; le campement d’exploitation forestière et la route d’accès sont de couleur marron.
Photo prise en 2018, au même endroit, où il apparaît que la route a modifié le drainage et tué les arbres de la tourbière, libérant du carbone à l’atmosphère

PROCHAINES ÉTAPES

  • Le financement du projet CongoPeat se termine en 2023. Des ressources sont donc nécessaires pour la collecte de données, l’analyse et la modélisation afin de comprendre l’avenir des tourbières. Qu’elles soient confrontées aux effets du changement climatique, du développement pétrolier, de l’exploitation forestière ou de l’agriculture industrielle, il faudra mettre le système tourbeux à l’abri de bouleversements irréversibles. Par ailleurs, l’expansion de la recherche des tourbières à travers le bassin du Congo est un besoin pressant à souligner.
  • Au-delà du domaine scientifique, il faudrait envisager de nouveaux programmes pour aider les pays et les communautés à suivre des voies de développement qui, d’une part, améliorent les conditions de vie et, d’autre part, protègent les tourbières et leur biodiversité. 

Pour en savoir plus, le professeur Simon Lewis interviendra le mardi 8 nov de 16h45 à 18h15 EET (14h45 à 16h15 GMT) dans le cadre de l’événement parallèle : Le bassin du Congo : rehausser les ambitions et faire avancer des solutions au pavillon du Royaume-Uni.

Rejoindre l’événement en ligne sur la chaîne YouTube du gouvernement britannique : https://www.youtube.com/watch?v=6GeLDMSCDwU 

1Dargie et al. 2017. Age, extent and carbon storage of the central Congo Basin peatland complex. Nature.

2Crezee et al. 2022. Mapping peat thickness and carbon stocks of the central Congo Basin. Nature Geoscience.

3Garcin et al. 2022. Hydroclimatic vulnerability of peat carbon in the central Congo Basin. Nature.

4 Caretta et al. 2021. Chapter 4, Water. IPCC Working Group II, Sixth Assessment Report.

5Lawson et al. 2022. The vulnerability of tropical peatlands to oil and gas exploration and extraction. Progress in Environmental Geography.

6Pour de plus amples renseignements voir notre note d'information sur l'exploration pétrolière, https://congopeat.net/fr/briefings/

aUniversité de Leeds bUniversité College de Londres cUniversité de Kisangani, RDC dUniversité Marien N’GOUABI, Rép. du Congo eAndrew Baird, Richard Betts, George Biddulph, Yannick Bocko, Arnoud Boom, Peter Cook, Greta Dargie, Ovide Emba, Selena Georgiou, Nick Girkin, Charles Hackforth, Donna Hawthorne, Shona Jenkins, Jonay Jovani Sancho, Joseph Kanyama, Ian Lawson, Emmanuel Mampouya, Mackline Mbemba, Lera Miles, Edward Mitchard, Paul Morris, Susan Page, Sofie Sjögersten, Dylan Young.